CHAPITRE IV
L’angélus sonnait quand l’abbaye de Ros Ailithir se profila à l’horizon. Le voyage avait pris plus longtemps que prévu car, s’il faisait maintenant grand beau, le sol détrempé rendait la route difficilement praticable.
L’abbaye, plus grande que Fidelma ne l’avait imaginée, s’élevait à flanc de colline, au bord d’un bras de mer où quelques bateaux avaient jeté l’ancre. Composée de plusieurs bâtiments de pierre grise, elle était protégée par un haut mur de granit ovale. Au centre s’élevait une église imposante. La plupart des églises des cinq royaumes étaient rondes, mais celle-là, avec sa longue nef et son transept, avait la forme d’un crucifix. Ce style était très apprécié des nouveaux bâtisseurs. A côté se trouvait la cloictheach, la tour des cloches, et les carillons solennels résonnaient dans la petite vallée.
Un des adolescents, saisi de tremblements, poussa un gémissement à fendre l’âme. Son frère aîné lui parla avec une tranquille autorité.
— Que lui arrive-t-il ? demanda Cass en levant les yeux sur le plus jeune, grimpé sur son cheval.
— Il a peur des adultes. Il pense que si on s’approche d’eux, ils vont nous faire du mal, répliqua le plus âgé d’un air grave.
Cass sourit à Cosrach.
— Ne crains rien, fils. Bientôt nous serons sous la haute protection de cette sainte abbaye et de ses moines.
Cétach rassura son petit frère à voix basse puis se tourna à nouveau vers Cass.
— Maintenant, ça va aller.
Les enfants, sous l’emprise de la fatigue physique et d’un violent choc émotionnel, se tenaient là, hébétés. Au campement, leur sommeil troublé ne les avait pas reposés et ils n’en pouvaient plus.
— J’ignorais que l’abbaye était si grande, dit Fidelma d’un ton léger pour tenter de faire diversion, mais les enfants lui jetèrent un regard morne.
— On m’a dit que des centaines de prosélytes étudiaient ici, répliqua Cass d’un air impassible.
Les cloches cessèrent brusquement de sonner.
Fidelma surmonta son malaise passager à l’idée de manquer la messe et reprit la tête du petit groupe placé sous sa garde. Elle aurait tout le temps de prier plus tard, quand ils se retrouveraient tous sous la protection des murs de l’abbaye. Elle jeta un regard anxieux à sœur Eisten. La petite femme boulotte semblait choquée, perdue dans ses pensées. L’enterrement du bébé le matin l’avait profondément affectée. Peu de temps après qu’ils étaient repartis, elle avait été saisie d’un malaise, elle ne reconnaissait plus rien autour d’elle. Puis elle avait marché tête baissée, plongée dans un profond mutisme. Elle n’avait même pas pris la peine de relever la tête quand ils étaient arrivés en vue de Ros Ailithir et que les cloches s’étaient mises à carillonner. Oui, il fallait tout de suite mettre la sœur et les enfants à l’abri, les prières attendraient.
Alors qu’ils approchaient de l’enceinte, Fidelma vit quelques religieux qui coupaient des choux dans les champs environnants. Sans doute pour nourrir du bétail. Quelques-uns leur jetèrent des regards curieux, les autres restèrent courbés sur leur travail.
Les grilles de l’abbaye s’ouvrirent. Fidelma fronça les sourcils en remarquant un faisceau de branches d’osier et de tremble entremêlées accroché à l’un des battants de la grille. Cela lui rappelait quelque chose... mais elle fouilla en vain sa mémoire pour tenter de retrouver le symbolisme de cet étrange bouquet. Puis elle alla à la rencontre du moine qui se tenait devant eux et les attendait de pied ferme. Vêtu de la bure, trapu, robuste, l’avant de la tête rasé, il portait des cheveux longs et grisonnants sur la nuque et dégageait l’autorité de celui qui ne s’en laissait pas conter.
— Bene vobis, entonna-t-il d’une voix grave de baryton.
— Deus vobiscum, répondit sœur Fidelma qui écourta aussitôt les politesses et annonça sans autre préambule : Ces enfants ont besoin de nourriture et de repos.
Les yeux de l’homme s’agrandirent sous l’effet de la surprise.
— Et aussi la sœur qui m’accompagne, ajouta-t-elle. Ils ont été exposés à la peste jaune et vos médecins doivent les examiner sur-le-champ. Pendant ce temps, je vous demanderai de nous conduire, moi et mon compagnon, auprès de l’abbé Brocc.
En entendant une jeune cénobite donner des ordres avant même d’avoir reçu officiellement l’hospitalité de l’abbaye, l’homme fronça les sourcils, prêt à protester, mais Fidelma le devança.
— Je suis Fidelma de Cashel. Brocc m’attend, dit-elle d’un ton ferme.
L’homme en resta bouche bée et recouvra ses esprits à l’instant où Fidelma passait les grilles au pas de charge, entraînant ses protégés avec elle. Le moine la rattrapa alors qu’elle s’engageait dans la grande cour pavée.
— Sœur Fidelma... nous, enfin...
Il était visiblement contrarié par cette arrivée intempestive.
— Nous vous attendions hier. Nous étions avertis de votre visite... Je suis le frère Conghus, l’aistreóir de l’abbaye. Que s’est-il passé ? Qui sont ces enfants ?
Fidelma se tourna vers le portier.
— Des survivants de Rae na Scríne, incendié par des vandales, répliqua-t-elle d’un ton sec.
Le religieux, atterré, fixa les enfants dont l’état lamentable crevait les yeux, puis tourna son attention vers la jeune femme boulotte.
— Sœur Eisten ! Que s’est-il passé ? s’exclama-t-il en la reconnaissant.
La religieuse, qui regardait droit devant elle, ne broncha pas.
Déconcerté, le moine s’adressa alors à Fidelma.
— Nous savons tous ici que sœur Eisten dirige une mission à Rae na Scríne... qui aurait été incendié par des vandales, dites-vous ?
Bref hochement de tête de Fidelma.
— Le village a été attaqué par un groupe d’hommes, le meneur s’appelle Intat. Seuls sœur Eisten et ces enfants ont survécu. Je demande asile pour eux.
— Vous avez aussi mentionné la peste ?
Le frère Conghus semblait perdu.
— D’après ce que j’ai cru comprendre, la peste a servi de prétexte à cette abomination. Il serait donc souhaitable d’envoyer quérir le médecin de l’abbaye. Craignez-vous la peste en cette enceinte ?
Le frère Conghus secoua la tête.
— Nous sommes protégés par la main de Dieu. Nous avons connu quatre épidémies au cours de cette année, mais elle n’a prélevé qu’une dîme négligeable, juste quelques écoliers. Nous ne craignons plus la maladie. Quelqu’un va mener la pauvre sœur Eisten et ses orphelins jusqu’à l’hôtellerie où l’on va s’occuper d’eux.
Il fit signe à une jeune novice qui passait par là, une grande fille aux épaules carrées et à la démarche maladroite.
— Sœur Necht, emmenez la sœur et ces enfants à l’hôtellerie. Dites au frère Rumann d’appeler le frère Midach qui les examinera. Et veillez à ce qu’ils se reposent et soient bien nourris. J’irai rejoindre Midach dans quelques instants.
La jeune fille hésita, fixa sœur Eisten d’un air ébahi, comme si elle aussi la reconnaissait, puis elle se ressaisit et se précipita vers les enfants pour les escorter jusqu’à l’hôtellerie, ainsi qu’Eisten qui s’était remise à gémir. Le frère Conghus s’assura qu’on exécutait ses ordres, puis il rejoignit Fidelma.
— Avec frère Midach, notre médecin-chef, et Rumann, notre hôtelier, vos protégés sont en de bonnes mains. Et maintenant je vais vous conduire chez le père abbé. Vous êtes venus directement de Cashel ?
— Oui, confirma Cass, qui en profita pour attirer l’attention du moine sur un point qui avait échappé à Fidelma : Il faudrait aussi nourrir nos chevaux et les étriller, mon frère.
— Je m’en chargerai à mon retour, répliqua Conghus.
Le portier se mit soudain à accélérer le pas, les entraînant dans un dédale de cours, d’allées et de couloirs. Il s’arrêtait de temps à autre pour attendre Cass et Fidelma, épuisés par leur équipée, et qui traînaient les pieds derrière lui. Le parcours leur sembla interminable ; enfin, après avoir grimpé les marches d’un grand bâtiment un peu à l’écart, l’aistreóir s’arrêta devant une porte en chêne. Il leur fit signe d’attendre, frappa, s’éclipsa et réapparut pour les inviter à entrer.
Ils se retrouvèrent dans une grande salle voûtée aux murs de pierre grise, rehaussés par de magnifiques tapisseries dont chacune illustrait un épisode de la vie du Christ. Un feu flambait dans la cheminée et une odeur d’encens imprégnait les lieux. Le sol était recouvert d’épais tapis de laine, l’ameublement confortable et la décoration d’une somptuosité extravagante. Apparemment, l’abbé de Ros Ailithir avait oublié ses vœux de pauvreté.
— Fidelma !
Un grand homme mince se leva de derrière une table au plateau marqueté. Il avait un nez busqué, des yeux bleus perçants et des cheveux roux coupés à la mode de l’Église irlandaise : rasés sur le devant et longs par-derrière. Pour un œil observateur, l’air de famille avec Fidelma était frappant.
— Je suis votre cousin, Brocc, annonça-t-il d’une voix de basse aux intonations charmeuses. Cela fait si longtemps...
L’accueil se voulait cordial et pourtant quelque chose sonnait faux. Comme si l’abbé, absorbé par ses pensées, se forçait à leur souhaiter la bienvenue.
Quand il prit les mains de Fidelma dans les siennes, elle les trouva froides et molles, tel un démenti désagréable à ses paroles chaleureuses. Fidelma avait peu de souvenirs de son cousin, de dix ou quinze ans son aîné, et ils remontaient à son enfance heureuse, alors qu’elle n’était qu’une fillette exubérante et pleine de vie.
Elle lui retourna ses amabilités en marquant cependant une certaine distance et en usant de manières plus cérémonieuses que son parent. Puis elle lui présenta Cass.
— Il a été désigné par mon frère Colgú pour m’assister dans ma mission, précisa-t-elle.
Brocc étudia Cass d’un air un peu gêné, et son regard s’attarda sur le collier d’or torsadé de sa fonction, car le guerrier avait ouvert sa cape pour le mettre en évidence. Ils échangèrent une poignée de main et Fidelma vit les muscles du visage de Brocc tressaillir sous la poigne du guerrier.
— Asseyez-vous, cousine. Et vous aussi, Cass. Mon portier, le frère Conghus, me dit que vous êtes arrivés en ces lieux accompagnés par sœur Eisten et des enfants de Rae na Scríne. La mission d’Eisten étant placée sous la juridiction de cette abbaye, nous sommes très préoccupés par ce qui s’est passé. Racontez-moi ce que vous savez.
Fidelma jeta un coup d’œil à Cass qui s’était affalé sur une chaise, ravi de se détendre un peu. Mais comprenant ce que Fidelma attendait de lui, il se redressa pour conter rapidement leur aventure.
En entendant son récit, le visage de Brocc se crispa sous l’effet de la fureur et il se tapota le nez en un geste qui ressemblait fort à un tic.
— Voilà une vilaine affaire et je vais immédiatement envoyer un messager à Salbach, le chef de clan des Corco Loígde. Intat et sa bande paieront pour leur forfait, vous pouvez en être assurés.
— Que comptez-vous faire de sœur Eisten et de ses protégés ? s’inquiéta Fidelma.
— Ne craignez rien. Nous avons une excellente infirmerie. Frère Midach, notre médecin, a déjà soigné une dizaine de pestiférés au cours de l’année qui vient de s’écouler et il en a sauvé trois. Dieu nous tient en sa sainte garde. Ici, nous ne craignons pas la peste, puisque nous appartenons à la foi, et considérons que notre sort dépend de Lui.
— Je suis ravie et soulagée que vous envisagiez les choses sous cet angle, répliqua Fidelma d’un air grave. Je n’en attendais pas moins de vous.
Cass se demanda un instant si ses paroles ne trahissaient pas une certaine ironie devant la pieuse attitude de Brocc.
— Et maintenant, poursuivit ce dernier en l’examinant attentivement de son regard froid, venons-en à la principale raison de votre visite en ces lieux.
Fidelma étouffa une plainte. Avant de traiter d’affaires aussi sérieuses, elle aurait préféré se restaurer. Elle rêvait d’un bon repas, d’un verre de vin chaud pour se réchauffer et d’un lit bien sec, aussi dur soit-il. Mais Brocc avait probablement raison. Mieux valait en finir avec les préliminaires.
Alors qu’elle réfléchissait à la meilleure façon de présenter sa mission, Brocc alla se poster à une fenêtre qui donnait sur le bras de mer. Les mains derrière le dos, il contemplait le paysage.
— Je suis conscient que nous sommes pressés par le temps, cousine, dit-il en choisissant soigneusement ses mots. Et en tant qu’abbé, je suis tenu responsable de la mort du vénérable Dacán. Au cas où je l’oublierais, le roi de Laigin m’a envoyé un cadeau chargé de me rafraîchir la mémoire.
Fidelma ouvrit de grands yeux.
— Que voulez-vous dire ? demanda Cass, qui avait posé la question qui brûlait les lèvres de la religieuse.
Brocc leur fit signe.
— Venez voir.
Fidelma et Cass se levèrent d’un même mouvement et rejoignirent l’abbé, regardant par-dessus son épaule dans la direction qu’il indiquait. Plusieurs bateaux étaient au mouillage, dont deux vaisseaux au long cours. Brocc désigna celui qui se tenait à l’entrée de la crique.
— Vous êtes un guerrier, Cass, lança Brocc de sa voix de basse aux accents tragiques. Pouvez-vous identifier cette embarcation ? Je ne parle pas du bateau de commerce franc mais de l’autre.
Cass plissa les yeux tout en étudiant attentivement les lignes du navire.
— Il bat pavillon de Fianamail, roi de Laigin, répliqua-t-il, stupéfait. Et c’est un bateau de guerre.
— Exactement, soupira Brocc tandis que chacun d’eux regagnait son siège. Il est apparu voilà une semaine afin de me rappeler que Laigin me tient responsable de la mort de Dacán. Depuis lors, pas un seul passager de ce navire, qui nous guette comme le chat la souris, ne s’est montré à l’abbaye. S’ils avaient l’intention de troubler ma tranquillité d’esprit, ils y sont parvenus. Je suppose qu’ils attendent que l’assemblée du haut roi ait pris une décision.
Cass s’empourpra de colère.
— C’est un outrage à la justice ! s’écria-t-il avec fureur. Une intimidation. Une menace physique.
— Apparemment, Laigin exige l’application de la sentence biblique, « œil pour œil, dent pour dent », fit observer Brocc d’un ton mélancolique. Les Écritures ne disent-elles pas que si un homme en éborgne un autre, il doit subir le même sort ?
— Il s’agit de la loi des israélites, fit observer Fidelma, contraire à celle des cinq royaumes.
— Cela se discute, cousine. Si nous croyons que les israélites sont les élus de Dieu, alors nous devons suivre leurs lois ainsi que leur religion.
— Remettons les débats théologiques à plus tard, intervint Cass qui commençait à s’énerver. Pourquoi diable vous en veulent-ils, Brocc ? Auriez-vous tué le vénérable Dacán ?
— Bien sûr que non !
— Alors Laigin n’a aucune raison de vous menacer.
Pour Cass, les choses étaient toujours simples.
Fidelma se tourna vers lui d’un air fâché.
— Laigin s’en tient à la loi. Elle stipule que Brocc, en tant qu’abbé de cette abbaye, est jugé responsable de tout ce qui arrive à ses invités. S’il n’est pas en mesure de payer les amendes et compensations prévues, sa famille doit s’en acquitter à sa place. Comme il appartient aux Eóganachta qui régnent sur Muman, alors c’est toute la famille régnante de Muman et son royaume qui sont retenus en otage pour le crime. Vous me suivez, Cass ?
— Je ne vois pas où est la justice, s’obstina Cass.
— Loi et justice ne sont pas toujours synonymes, intervint Brocc avec amertume. Mais vous avez raison d’exposer l’affaire du point de vue de Laigin, Fidelma. Malheureusement, il ne nous reste pas beaucoup de temps pour préparer notre défense devant l’assemblée du haut roi qui doit se réunir à Tara.
— Peut-être, alors, feriez-vous mieux de m’exposer les faits dans les grandes lignes, afin que j’établisse un plan pour mener mon enquête, dit Fidelma en étouffant un bâillement.
Ignorant sa fatigue, Brocc écarta les mains en un geste éloquent.
— Les faits se résument à peu de chose, cousine. Le vénérable Dacán est venu dans cette abbaye, muni d’une autorisation du roi de Cathal pour étudier notre collection d’ouvrages anciens. Nous disposons aussi d’un grand nombre de « bâtons de poète ». Nous nous enorgueillissons à juste titre de cette collection de traités généalogiques, la plus belle des cinq royaumes. Elle surpasse même celle de Tara.
Fidelma comprenait la fierté de Brocc. Elle-même avait été initiée à l’alphabet de ses ancêtres, dont la légende disait qu’il avait été accordé aux Irlandais par le dieu païen de la littérature, Ogma. Il se présentait sous la forme de traits et d’encoches disposés de part et d’autre d’une ligne. Il était tombé en désuétude depuis l’utilisation de l’alphabet latin, apparu avec la nouvelle foi.
— Nous sommes particulièrement fiers de notre tech screptra, notre grande bibliothèque, poursuivit Brocc. Nos érudits ont démontré que le royaume de Muman avait été le premier à initier les peuples des cinq royaumes à l’art de l’ogham. Comme vous le savez sans doute, cette abbaye a été fondée il y a environ un siècle par le bienheureux Fachtna Mac Mongaig, élève d’Ita. Il a fait de cet endroit un lieu de culte et le réceptacle des livres de la connaissance. On y venait des quatre coins de la terre pour y recevoir un enseignement. Depuis lors, un défilé incessant de pèlerins se succède ici en quête du savoir. Notre fondation de Ros Ailithir est réputée dans les cinq royaumes et même au-delà.
Fidelma ne put réprimer son amusement devant l’éloge enthousiaste de l’abbé pour vanter les mérites de sa congrégation. Même chez les religieux supposés s’adonner à l’humilité, l’orgueil n’était jamais bien loin, il suffisait de gratter un peu.
— Et voilà pourquoi l’abbaye est appelée le promontoire des pèlerins, ajouta Cass aimablement.
L’abbé eut un hochement de tête approbateur.
— Exactement, guerrier. Ros Ailithir ou le promontoire des pèlerins. Ceux de la foi mais aussi ceux de la vérité et de l’érudition.
Fidelma commençait à s’impatienter et elle recentra les débats :
— Donc le vénérable Dacán est venu ici pour étudier avec l’autorisation du roi Cathal, rappela-t-elle.
— Oui, et il devait aussi prodiguer quelque enseignement en compensation de son accès à notre bibliothèque, précisa Brocc. Il s’intéressait essentiellement au déchiffrage des « bâtons de poète » et passait le plus clair de son temps dans la tech screptra.
— Il est resté ici longtemps ?
— Deux mois.
— Pouvez-vous me donner des détails sur les circonstances de sa mort ?
Brocc s’appuya des deux mains sur la table.
— Cela s’est passé il y a deux semaines, juste avant que les cloches ne sonnent la tierce.
Il se tourna vers Cass.
— Le travail à l’abbaye commence avec la tierce et se termine avec les vêpres, expliqua-t-il d’un ton pédant.
— La tierce est la prière de la troisième heure canoniale, précisa Fidelma devant l’air éberlué de Cass.
— Certains d’entre nous étudient et d’autres travaillent dans les champs, car nous cultivons la terre, nous avons du bétail et sommes rompus à l’art de la pêche.
— Poursuivez, le pressa Fidelma, qui tombait de sommeil.
Ses yeux la brûlaient et elle aurait tout donné pour s’allonger.
— Comme je le disais donc, juste avant que les cloches ne sonnent la tierce, frère Conghus, mon aistreóir, le portier de l’abbaye qui est aussi sonneur, a fait irruption dans mes appartements. Naturellement, j’étais outré, vous oubliez, lui ai-je dit...
— Et il vous a annoncé que Dacán était mort, l’interrompit Fidelma qui n’en pouvait plus des digressions de son cousin.
Brocc cligna des yeux, peu accoutumé à une telle désinvolture.
— Oui, il s’était rendu dans le cubiculum[3] de Dacán, à l’hôtellerie. Et nous avons appris que Dacán n’était pas apparu au jentaculum.
Il marqua une pause et se tourna avec condescendance vers Cass.
— C’est le repas du matin par lequel nous rompons notre jeûne.
Cette fois, Fidelma bâilla ouvertement. Vaguement vexé, le père abbé accéléra son récit.
— Le frère Conghus a trouvé le corps du vénérable Dacán allongé sur sa couche, les mains et les pieds attachés. On l’avait poignardé à plusieurs reprises. On a aussitôt appelé le médecin qui constata que la lame avait visé le cœur. J’ai chargé mon fer-tighis, le frère hôtelier, de mener une enquête. Mais personne n’avait rien vu ni entendu. Nous n’avons pas la moindre idée de l’identité du meurtrier et des raisons qui ont motivé son acte. Vu la réputation de notre hôte, j’ai aussitôt envoyé un messager au roi Cathal à Cashel.
— Avez-vous prévenu Laigin ?
Brocc secoua la tête.
— Ce jour-là, nous avions un marchand de Laigin dans nos murs. Ici, nous sommes situés sur une route maritime très fréquentée qui mène directement à Laigin. Je suppose que le marchand a colporté la nouvelle à Fearna, et le père abbé Noé a été aussitôt prévenu.
Fidelma se pencha en avant, brusquement intéressée.
— Comment s’appelait ce marchand ?
— Assíd, je crois. Mon fer-tighis, le frère Rumann, vous le précisera.
— Quand ce marchand est-il parti pour Laigin ?
— Le jour même de la découverte du corps de Dacán, il me semble. Frère Rumann est mieux renseigné que moi sur ces détails.
— Mais frère Rumann n’a rien trouvé qui puisse expliquer la mort de Dacán ? demanda Cass.
— Rien.
— Quand avez-vous appris que Laigin vous tenait pour responsable de son décès et exigeait réparation du roi de Muman ?
Le visage de Brocc s’allongea.
— Quand ce navire de guerre est arrivé. Son capitaine est venu m’annoncer qu’en tant qu’abbé je devrais rendre des comptes. Puis un messager de Cashel m’a informé que le nouveau roi de Laigin exigeait les terres d’Osraige pour prix de l’honneur et que le roi Cathal vous avait fait mander pour mener une enquête sur les événements.
Fidelma se renversa sur sa chaise, croisa les doigts et réfléchit un instant.
— Vous n’avez rien oublié, Brocc ?
— Je vous ai tout rapporté très fidèlement, affirma Brocc avec solennité.
— En somme, notre seule certitude, c’est que le vénérable Dacán a été assassiné et que le crime a été commis dans l’abbaye, résuma Cass d’un air morose. Il n’y a donc aucun moyen d’échapper à la réparation.
Fidelma lui adressa un regard amusé.
— Voilà effectivement notre point de départ. Cela ne nous dit pas qui doit payer ce dédommagement. Et nous sommes ici pour étudier la question.
Brusquement, elle sauta sur ses pieds et Cass l’imita.
— Eh bien, cousine ? interrogea impatiemment Brocc en fixant sa jeune parente.
— Eh bien, cousin, je crois qu’avec Cass nous aimerions bien nous restaurer. Nous n’avons rien mangé depuis hier midi et avons dormi à peine deux ou trois heures dans une forêt humide et glaciale. Nous commencerons notre enquête après les vêpres.
Brocc écarquilla les yeux.
— Mais pour quoi faire ? Vous n’apprendrez rien de plus que ce que je viens de vous narrer.
Fidelma réprima un sourire.
— Vous êtes apparemment peu instruit du déroulement des investigations d’un brehon, Brocc. Ne vous préoccupez de rien, nous découvrirons qui a tué Dacán et nous mettrons au jour ses motivations.
— Vous croyez cela possible ? demanda Brocc, tandis qu’une lueur de curiosité s’allumait dans son regard.
Un cénobite sans âge et tout en rondeurs fit irruption dans la pièce, l’air préoccupé. Il semblait possédé par une énergie qui se traduisait dans chacun de ses gestes. Cet homme ne tenait pas en place et, passé la première surprise, sa nervosité devenait vite difficile à supporter.
— Je vous présente mon fer-tighis, l’hôtelier de l’abbaye, intervint Brocc. Frère Rumann est là pour satisfaire à tous vos désirs. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, adressez-vous à lui. Je vous reverrai pour les vêpres.
Le frère Rumann les entraîna hors des appartements du père abbé avec un empressement qui semblait propulser ses hôtes devant lui.
— Le frère Conghus m’a prévenu de votre arrivée, ma sœur, et je vous ai préparé des chambres dans le tech-óiged. Vous y serez très bien installés.
— Et vous avez songé à la nourriture ? demanda Cass qui mourait de faim.
La tête de frère Rumann rebondit de haut en bas, faisant trembloter ses grosses joues. Son visage lunaire était tellement ridé qu’on avait du mal à y distinguer un sourire d’un froncement de sourcils.
— J’ai fait préparer un repas. Je vous emmène à l’hôtellerie.
— Celle-là même où logeait le vénérable Dacán ? s’enquit Fidelma.
Frère Rumann acquiesça et elle ne fit aucun commentaire.
Ils le suivirent dans d’interminables couloirs de pierre grise, traversèrent des cours et enfilèrent à nouveau de sombres corridors.
— Comment vont sœur Eisten et les enfants ? demanda Fidelma pour briser le silence.
Le frère Rumann émit un claquement de langue et une exclamation qui rappelait irrésistiblement les gloussements d’une mère poule inquiète pour sa couvée. En le voyant battre des bras et se dandiner devant elle, elle ne put réprimer un élan de sympathie.
— Sœur Eisten est très choquée par son expérience. Les enfants dorment. Il leur faudra beaucoup de soins, de chaleur et de nourriture saine mais, d’après notre médecin, ils sont apparemment en bonne santé.
Le frère Rumann s’arrêta devant une porte ouvrant sur un bâtiment à un étage, construit près du mur d’enceinte et séparé de l’imposante église par une cour pavée avec un puits en son centre.
— Voilà notre tech-óiged, ma sœur. Nous en sommes très fiers. L’été, nous recevons de nombreux visiteurs, dont certains viennent de fort loin.
Il ouvrit la porte avec emphase, comme un forain exécutant quelque tour devant un public fasciné, puis les fit pénétrer dans le bâtiment. Ils se retrouvèrent dans un vaste hall décoré d’icônes et de tapisseries. Un escalier en bois permettait d’accéder à l’étage où l’hôtelier leur montra des chambres adjacentes. Fidelma remarqua que sa sacoche avait été déposée sur son lit.
— J’espère que votre logement vous conviendra, lança frère Rumann avant de se précipiter dans une autre pièce. Exceptionnellement, s’écria-t-il d’une voix forte pour les inviter à le rejoindre, je vous ai fait monter une collation mais, à partir de ce soir, vous vous joindrez à nous dans le réfectoire qui se trouve dans le bâtiment mitoyen à celui-ci. C’est là que nous recevons nos invités.
Sur une table étaient posés deux bols de soupe, du fromage, du pain et un pichet de vin avec des gobelets en terre.
Fidelma en eut l’eau à la bouche.
— Merci infiniment, tout cela semble très appétissant, dit-elle avec reconnaissance.
— Ma cellule se trouve à l’autre bout de cet édifice, précisa le frère Rumann. Si vous désirez quelque chose, venez frapper à ma porte ou sonnez sœur Necht.
Il désigna la cloche de bronze posée sur la table.
— Elle viendra s’enquérir de ce que vous souhaitez. Cette jeune novice travaille avec moi et elle est au service de nos invités.
— Avant que vous partiez... lança Fidelma alors que frère Rumann s’éloignait déjà d’un air affairé.
Le petit homme rond se retourna.
— Combien de personnes comptez-vous dans cette hôtellerie ?
Il fronça les sourcils.
— Seulement vous. Et aussi sœur Eisten et les enfants.
— Je croyais que des centaines d’écoliers logeaient dans l’abbaye ?
Le frère eut un petit rire essoufflé, à cause de sa respiration difficile.
— Ne vous inquiétez pas pour eux. Leurs dortoirs sont situés de l’autre côté de notre enceinte. Bien sûr, comme la plupart des abbayes rattachées à notre ordre, nous sommes une communauté mixte mais à prédominance masculine en ce qui nous concerne. Autre chose, ma sœur ?
— Pas pour l’instant.
L’homme fit à nouveau claquer sa langue et disparut. Il était à peine sorti de la pièce que Cass, oubliant toute retenue, se précipitait vers la table et attirait à lui un bol de soupe.
— Plusieurs centaines d’étudiants et de religieux, dit-il d’un air sombre à Fidelma qui s’était attablée à son tour. Vu la tâche qui nous attend, autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
Fidelma fit la grimace et trempa sa cuiller de bois dans son potage qu’elle trouva délicieux.
— En admettant que le meurtrier soit encore dans ces murs, nous avons toutes nos chances, dit-elle enfin. Mais d’après ce que Brocc nous a confié, il y a eu pas mal d’allées et venues depuis le meurtre. Si j’avais assassiné le vénérable Dacán, je suppose que je me serais empressée de fuir. Mais bien sûr, tout dépendrait de mon identité et des buts que je poursuis.
Cass nettoya son bol d’un bout de pain qu’il avala avec une satisfaction non dissimulée.
— Le meurtrier est peut-être persuadé qu’il est à l’abri de tout soupçon, suggéra-t-il.
— Ou la meurtrière, le corrigea Fidelma. Ce qui me frappe dans cette affaire, si je la compare aux autres enquêtes que j’ai menées, c’est que les motivations du coupable n’apparaissent pas clairement.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Eh bien, la plupart du temps, il s’agit d’un vol, ou alors la victime a cristallisé sur elle des haines farouches, à moins que sa mort ne bénéficie à un certain nombre de personnes. Or là, nous sommes confrontés à un vieil érudit qui est supprimé dans des circonstances particulièrement barbares mais, à première vue, aucun mobile ne vient à l’esprit.
— C’est peut-être l’œuvre d’un fou ?
— Mais la folie est en elle-même un mobile très valable, fit gentiment observer Fidelma.
Cass adressa un regard plein de regrets à son bol vide.
— Ça m’a bien plu, commenta-t-il en soupirant. A mon avis, du lait, des poireaux et de l’avoine. Quelle merveille... à moins que la faim qui me tenaillait n’ait ajouté de la saveur à la nourriture ?
Fidelma goûta fort ce brusque changement de conversation et le désir irrépressible de Cass d’exprimer sa satisfaction.
— On dit que cette soupe était un des plats favoris du bienheureux Colum-Cille et vous avez raison en ce qui concerne les ingrédients. Quant à la faim... elle donne du goût aux plats les plus fades.
Cass coupait déjà le pain et le fromage. Ils se servirent puis Cass remplit leurs gobelets et, tout en mâchant et en buvant avec ardeur, il entreprit de réfléchir à la tâche qui les attendait.
— Sérieusement, ma sœur, comment espérez-vous résoudre cette énigme ? Le meurtre s’est produit il y a plus de quinze jours et le coupable a dû prendre la fuite. Sans compter que nous n’avons pas de témoin, rien qui puisse nous mettre sur la piste de l’assassin.
Fidelma avala une gorgée de vin.
— Que feriez-vous à ma place, Cass ? l’interrogea-t-elle.
Cass s’arrêta de mastiquer et cligna des yeux.
— J’essaierais de rassembler autant d’indices que possible, je noterais jusqu’au moindre petit détail et je rapporterais le fruit de mes investigations à Cashel.
— Parfait, répliqua Fidelma avec un sérieux imperturbable. Au moins, nous sommes d’accord sur ce point. D’autres remarques, Cass ?
Le jeune guerrier rougit.
Fidelma était dálaigh. Il ne l’avait pas oublié. Pourtant, elle se moquait de lui et le jugeait présomptueux parce qu’il lui prodiguait des conseils.
— Surtout ne vous méprenez pas... commença-t-il.
Elle l’arrêta d’un sourire malicieux.
— Ne vous inquiétez pas, Cass. Si j’estimais que vous me manquez de respect, je saurais bien vous faire ravaler vos paroles. J’apprécie que vous ne me flattiez point. En toute franchise, je connais mes qualités mais aussi mes faiblesses, car seuls les idiots s’attribuent la considération qui est due à leur office.
Mal à l’aise, Cass plongea un regard hésitant dans les yeux verts de sa compagne, qui brûlaient d’un feu glacé, et il déglutit avec difficulté.
— Mais de même que je ne m’aviserais pas d’intervenir quant à la manière dont vous maniez une épée au combat, abstenez-vous de me proposer des stratégies pour l’art auquel j’ai été formée.
Le jeune homme lui adressa une grimace boudeuse.
— Je voulais simplement vous signaler que les difficultés de votre mission me semblent insurmontables.
— D’après mon expérience, dans un premier temps toute mission difficile donne cette impression, mais pour la mener à bien, il faut d’abord modifier cet état d’esprit. Si vous changez de point de vue, votre vision évoluera.
— Que proposez-vous pour commencer ? dit-il très vite pour apaiser Fidelma, dont les paroles trahissaient une nuance d’agacement.
— Nous allons questionner le frère Conghus, qui a découvert le corps, puis le médecin qui l’a examiné et, pour finir, notre hôtelier assez exalté, frère Rumann, qui a conduit l’enquête initiale. Chacun d’eux possède des pièces du puzzle. Quand nous les aurons toutes rassemblées, jusqu’à la plus petite, nous les étudierons avec attention et tenterons de les ordonner pour obtenir une image lisible.
— Telle que vous décrivez la marche des opérations, cela semble assez simple.
— Certainement pas, s’empressa-t-elle de préciser. Aucune information ne doit nous échapper, même la plus anodine doit être mise en réserve jusqu’à ce que nous en ayons l’usage. Maintenant, je crois qu’il est temps de prendre un peu de repos avant de...
Alors qu’elle se levait, un cri perçant brisa le profond silence de l’hôtellerie de l’abbaye.